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Les parisiennes et lui.
"Installé dans la célèbre brasserie La Rotonde, « à la table de Picasso », un vieil homme observe à travers la vitre les passantes pressées du boulevard Montparnasse, ce quartier auquel il est resté fidèle depuis ses années de bohème. « De génération en génération, je ne me lasse pas de regarder les femmes. Pour moi, ce sont les maîtresses du monde. » L'octogénaire qui nous confie cela s'appelle Edmond Kirazian. Sans doute, ce nom arménien ne vous évoque rien. Cependant, ce dessinateur qui croque l’esprit des femmes depuis plus de cinquante ans, n'est pas un inconnu; Son oeuvre qui compte pas moins de vingt cinq mille gouaches l'a immortalisé dans un style reconnaissable entre tous. Son pseudonyme sera-t-il plus évocateur? Kiraz. Vous y êtes? Cette signature, symbole d'élégance graphique, vous l'avez mille fois croisée. Flash-back.
Ayant vu le jour au Caire le 25 août 1923, le jeune Edmond Kirizian quitte les rives du Nil pour s'installer de l'autre côté de la Méditerranée, dans la Ville-Lumière aux confins des années quarante. Dans l'effervescence du Montparnasse d'alors, le jeune dessinateur égyptien s'essaye alors à la peinture dans les ateliers, tout en abordant le dessin de presse politique.
Loin de la comédie politique, elles arpentent les lieux en vogue de leurs jambes interminables. Lascives, elles se prélassent au bord des piscines bleu Hockney, jouant de leurs grands yeux en amande. Elles arborent têtes rondes et petits seins sur les courts de tennis et sur les ponts des yachts avec toujours cet éternel charme déroutant. Elles, ce sont Les Parisiennes, telles que le dessinateur Kiraz les croque depuis 1959, date à laquelle l'avionneur Marcel Dassault, directeur et rédacteur en chef du magazine pour dentistes et médecins « Jours de France », invite le dessinateur politique à se muer en illustrateur humoristique, lui ouvrant les pages de son hebdomadaire féminin pour y créer une des séries fétiches des «Trente Glorieuses». Dans ce magazine des salles d'attente concurrent de Paris-Match, ses illustrations côtoient les bandes du dessinateur espagnol Coq.
Uniques, la grâce longiligne de leur silhouette fait écho à celle du peintre Amadéo Modigliani (1884-1920) que Kiraz, jeune peintre de nus dans le Montparnasse des années cinquante, admirait éperdument, puisant par ricochet aux sources même de l'art européen et africain. Art de l'arabesque et de la suggestion, l'oeuvre de Kiraz témoigne aussi d'un sens aiguë de la composition colorée, d'une rigueur chromatique qui n'est pas sans évoquer l'ascèse d'un magistral peintre abstrait de son époque, Serge Poliakoff.
Piquantes et délurées, libres et ingénues, séductrices et frivoles, elles incarnent dès lors l’esprit même de la parisienne de l'après-guerre, aspirant à la futilité après les affres du petit caporal. Kiraz est à l'illustration ce que Vian est à la chanson, Godard au cinéma. Miroir des comportements féminins et de la condition féminine, témoin de son évolution depuis quatre décennies, les parisiennes témoignent depuis d'une forme de journalisme, tel un modeste photographe du quotidien dont le kaléidoscope des clichés accumulés au fil des décennies révèle finalement l'esprit d'une époque.
Puis, à compter de 1973, le volage Kiraz déshabille ses parisiennes en investissant la presse masculine, le mensuel Playboy en l'occurrence, passant des cabinets médicaux aux salons de coiffure. Même dévêtues, ces filles de papier glacé combinent alors sensualité et provocation, sans pour autant jamais tomber dans la vulgarité. Maris capitaines d'industrie affichant cigare et costume croisé, jeunes amants indolents et bronzés, mères protectrices et dodues, toute un monde baignant dans une aisance désuète gravitent autour d'elles, filiformes, mutines, sensuelles. Mêmes érotiques, l'honneur est sauf : elle demeurent mondaines.
Pour l'anecdote, c'est Marcel Dassault, le tonton des Parisiennes qui a inspiré Hergé pour le personnage de Laszlo Carreidas dans Vol 714 pour Sydney. Cependant, le parallèle entre les deux oeuvres est plus profond. En effet, il me semble que l'esprit des Parisiennes tutoie celui de Tintin, en ce sens que chacun des deux univers reste éthéré, sans soucis matériels et quotidiens. Jamais vous ne verrez une Parisienne subir un entretien d'embauche, ni Tintin verser son tiers provisionnel. Outre leur puissance plastique, ces univers rêvés dans un monde en reconstruction sont sans doute une des raisons de leurs succès respectifs.
Rapidement, dès les années soixante-dix, leur notoriété s'internationalise, s'imposant dans le monde de la communication, illustrant entre autres les campagnes publicitaires de la marque Canderel du groupe Monsanto depuis 1994. Belle pierre dans le jardin des fils de pub dédaignant le graphisme furieusement efficace des grands affichistes, des Savignac, Cassandre et autres Colin. Il est vrai que ses illustrations de filles longilignes donnent avantageusement le change aux photographies dérangeantes de mannequins anorexiques. Alors coco...
Pour tous, y compris ceux pour qui l'oeuvre de Kiraz se résume à cette campagne de communication pour un édulcorant, il convient de signaler qu'à compter du 14 mai 2008 et ce jusqu'à l'automne, le musée Carnavalet à Paris présentera la première rétrospective de cette oeuvre magnifique.
«Kiraz ? Ah, l'humoriste qui porte bien son nom !» raillait naguère le mordant François Cavanna. Précipitez-vous à cette exposition, vous constaterez avec moi à quel point ce cruel mot d'esprit demeure infondé. Dans la ville-lumière, Les Parisiennes de Kiraz rayonneront encore longtemps, élégantes et espiègles. Puisse le vieil égyptien figer longtemps encore le temps qui passe, assis à sa table sous le store rouge de la Rotonde, haut-lieu des peintres de l'Ecole de Paris dans la droite ligne de laquelle son oeuvre s'inscrit. "
Miniac.